Plus de cinquante ans après l’assassinat de son frère par un Français sur une plage trop ensoleillée d’Algérie, Haroun raconte son histoire, celle d’un homme hanté par une phrase à peine achevée : ”Je rentrerai plus tôt que d’habitude”. Il redonne vie à un personnage laissé de côté, mort avant d’avoir été nommé : l’Arabe. En échos à l’Etranger de Camus, Kamel Daoud contre-enquête sur un angle mort du roman, une Algérie coloniale où l’Arabe est étranger.
Paru en 2013 en Algérie aux éditions Barzakh puis en 2014 chez Actes Sud, ce livre est autant un hommage à Camus et à la littérature qu’une déferlante de rage contre l’indifférence du public à l’égard d’une victime anonyme. Les premières pages sont frappantes : grâce à une ironie mordante, le narrateur s’adresse au lecteur, ”l’universitaire”, et l’invite à adopter un autre regard sur ”{son} héros”. Car Meursault, qui est pourtant l’archétype de l’antihéros amoral, est devenu un héros aux yeux de la critique, Haroun s’indigne : ”Comment peut-on tuer quelqu’un et lui ravir jusqu’à sa mort ?”. L’arabe n’est rien de plus que ce quelqu’un, ”un anonyme qui n’a même pas eu le temps d’avoir un prénom”. Meursault contre-enquête est la quête d’identité et de mémoire d’un frère incapable de faire son deuil. Haroun a attendu pour parler, et il veut se servir de la langue de l’assassin si bien magnée par Camus comme d’une arme pour témoigner. Après toutes ces années, sa colère s’est emmagasinée et elle ne demande qu’à sortir pour faire éclater la vérité :
”J’ai passé une nuit de colère. De cette colère qui prend à la gorge, te piétine, te harcèle en te posant la même question, te torture pour t’arracher un aveu ou un nom.”
La violence du roman est apparente : Haroun est en colère. Les premières pages m’ont donc particulièrement plu parce que cette colère donne du souffle au roman, une énergie dévastatrice qui donne envie de lire la suite. Meursault Contre-enquête est un roman que j’ai trouvé très intéressant car il permet de donner une autre perspective au roman de Camus, grâce à des narrateurs, Meursault et Haroun, aussi proches qu’opposés. En effet, Kamel Daoud a construit son livre autour d’un jeu de miroir. Il y a en effet symétrie des incipits : ”Aujourd’hui Maman est morte” / ”Aujourd’hui, M’ma est encore vivante”; et symétrie des fictions : si au début le roman est un véritable pamphlet contre Meursault et la vision européenne de l’Algérie coloniale qui n’a que faire d’un Arabe parmi d’autre, il y a un renversement dans la deuxième partie. Haroun y avoue avoir tué un colon pendant la guerre d’Algérie. Par cet acte de vengeance, il inverse les rôles et passe de victime à assassin. De la même façon que le héros de Camus n’avait tué qu’un Arabe, lui se venge sur un Français, mort à la place d’un assassin introuvable. Jugé, comme l’a été Meursault, lui aussi est incompris par sa société.
L’absurde refait surface dans une nouvelle situation : là où Meursault est condamné, non pour son crime mais pour son insensibilité à la mort de sa mère, Haroun n’est pas suspect à cause de son meurtre mais pour sa passivité dans la guerre d’indépendance, pendant laquelle il a refusé de prendre les armes. Les deux personnages se rejoignent donc dans leur incompatibilité avec le monde qui les entoure. Cette proximité est notamment marquée à la fin du roman lorsque les mots de Daoud se mêlent à ceux de Camus. J’ai trouvé ce jeu de miroir et de renversement des positions victime-coupable particulièrement intéressant. Haroun, en perpétuant le crime, se rend complice de Meursault, et cette complexité psychologique et narrative est passionnante.
L’étranger est très déroutant car le narrateur est froid, volontairement détaché du monde (écriture ”blanche”). Sa conscience est toujours tournée vers le dehors et le personnage tout entier est voué à la perception des phénomènes du monde, et aux sensations qu’ils lui procurent, si bien qu’on a l’impression qu’il n’a pas d’intériorité. Haroun, lui, est centré sur lui-même et sur sa colère. Cette colère, Haroun choisit de l’exprimer grâce à la même arme que Meursault : la langue. Cette importance donnée à la langue dans le roman, arme pour rétablir la vérité et pour rendre justice, m’a particulièrement frappée. Ainsi, Haroun dit:
”La langue française me fascinait comme une énigme au-delà de laquelle résidait la solution aux dissonances de mon monde.”
Plus qu’une énigme, la langue apparait finalement dans le roman comme une solution, comme une clef capable d’ouvrir toutes les portes. Je trouve cette vision de la langue particulièrement belle : pour résoudre les problèmes, rien n’a servi de se venger par la violence physique, et les mots seuls suffisent à rétablir la vérité…
Mlle Jeanne